A l’origine, il y a 8 1/2, autoportrait mythique de Fellini, centré autour d’un cinéaste en panne d’inspiration. Au début des années 80, Maury Yeston a l’idée d’en faire une adaptation sur scène sous forme de musical, sans doute inspiré par la structure épisodique et le caractère onirique de l’oeuvre, propices à l’adjonction de numéros musicaux. Triomphe à Broadway puis à Londres, Nine remporte cinq Tony Awards, avant d’être ressuscité en 2003 à Broadway, avec une distribution menée par Antonio Banderas.
Avec la récente résurgence sur grand écran du musical, amorcée par Moulin Rouge puis entérinée par Chicago, ça n’était qu’une question de temps avant qu’un producteur malin ne décide de ramener Nine à son lieu de naissance, le cinéma. Et qui d’autre pour le réaliser que Mr. Chicago lui-même, Rob Marshall? Et qui mieux pour incarner des gens de cinéma que des vraies stars de cinéma? Daniel Day-Lewis, Nicole Kidman, Penélope Cruz, Marion Cotillard, Kate Hudson, Judi Dench, Sophia Loren, anyone?
Avec un tel pedigree, Nine se devait d’être un éblouissement de tous les instants, une réflexion puissante sur la création rythmée par des numéros étourdissants mettant en scène des comédiens sublimés comme jamais. Sauf que non.
Dès les premiers instants, il est évident que Daniel Day-Lewis n’est pas Guido Contini. Il a beau être le plus grand acteur du monde, Daniel Day-Lewis ne sait pas tout faire. Déjà, il ne sait pas chanter, et encore moins danser, ce qui, lorsqu’on tient le premier rôle d’une comédie musicale, est un problème. Et malgré tous ses efforts (dont un accent plutôt ridicule), Day-Lewis n’est pas italien. Il est anglais jusqu’au bout des ongles, froid, sec, nerveux, absolument pas ce séducteur, certes tourmenté, mais toujours suave et chaleureux, qui justifierait l’acharnement de l’armée de femelles en rut qui le submerge. Et Day-Lewis, s’il a déjà été drôle (dans Chambre avec vue, notamment), n’est pas un acteur de comédie, et ses efforts pour paraître enjoué sont forcés, voire embarrassants.
Mais quid des dames ? Plutôt que le ballet d’actrices attendu, le résultat donne l’impression d’assister à une représentation du cirque Pinder, où chacune succède à la précédente pour exécuter son numéro, avant de disparaître dans les coulisses. Il n’a certes pas dû être évident de réduire à 2 heures un musical foisonnant de personnages, mais alors pourquoi diable en inventer de nouveaux ? Pourquoi introduire une journaliste américaine complètement extérieure à l’histoire et prendre le temps de lui coller un numéro musical dispensable? D’autant plus que celle-ci est incarnée par cette gourde de Kate Hudson, et que son inclusion se fait aux dépens de personnages essentiels, dont Carla, la muse, sacrifiée, ce qui est d’autant plus rageant qu’elle est interprétée par la plus grande actrice du monde. Dommage, car Kidman, dont l’apparition se limite presque exclusivement à sa chanson Unusual Way, est idéale pour ce rôle de star intouchable, mais le film lui consacre si peu de temps que son impact est proche du néant.
De même, pourquoi modifier le personnage de Liliane La Fleur, initialement la productrice de Guido, pour en faire sa costumière, si cela oblige les auteurs à créer un personnage de producteur ? Liliane s’en trouve réduite au rôle périphérique et usé jusqu’à la corde de confidente-rouillée-qui-a-tout-compris-à-la-vie -une caricature que Judi Dench pourrait jouer dans son sommeil- dont le numéro Folies-Bergère perd du coup sa raison d’être, tandis que le film ploie sous le poids d’un personnage supplémentaire, un producteur anonyme dont le spectateur se contrefout totalement.
Et pourquoi ajouter un numéro de plus, Take it all, complètement superflu, quand on a supprimé plus d’une demi-douzaine des chansons d’origine (dont Nine, la chanson-titre), qui donnaient à l’ensemble sa cohérence ? Chaque personnage, chaque scène semblent ainsi déconnectés du reste du récit, et jamais cette gigantesque pièce montée ne parvient à dépasser le stade d’hommage béat au cinéma italien des années 60, ni même à former un tout harmonieux.
Les seules à se sortir du naufrage, Penélope Cruz et Marion Cotillard (nous ne mentionnerons pas Sophia Loren, par respect pour ce qu’elle a été), donnent une idée de ce que le film aurait pu (DÛ) être. Penélope réussit une fois de plus son combo magique de sensualité incendiaire et de comédie explosive (si seulement elle avait eu un partenaire de comédie moins raide – Javier!), avant de tomber le masque et de briser le coeur à coup d’émotion brute. On la sent moins à l’aise dans son numéro musical, A Call From the Vatican, quelque peu scolaire dans ses pas de danse et pas toujours très à l’aise avec l’anglais. A sa décharge, l’effet comique de la chanson est ruiné, puisque quelqu’un a eu la bonne idée de mettre en scène cette séance hilarante de phone sex alors que Guido est en train de se faire examiner par un médecin, et non plus, comme c’était le cas dans le musical, face à sa femme.
Et surprise ultime, Marion Cotillard, qui hérite du rôle le moins fun -l’épouse trompée- réussit le tour de force d’en faire le plus beau personnage du film. Débarrassée des immondes oripeaux de La Môme, elle émeut en toute simplicité, avec ses grands yeux de star du muet, mais surtout, elle parvient à faire passer tout le poids de la relation Guido-Luisa en chanson, dans ce qui est incontestablement le numéro le plus réussi du film, My Husband Makes Movies. Pas de chorégraphie sophistiquée, pas de montage épileptique, pas de plumes ni de paillettes, juste une actrice qui incarne son personnage en chantant. En deux mots, de la comédie musicale.
Que de potentiel gaspillé. Et au passage, va te faire foutre, Rob Marshall. Tu es chorégraphe, tu es le réalisateur attitré d’Hollywood pour les comédies musicales, alors pourquoi es-tu à ce point terrorisé par le principe de base du musical ? A savoir, des personnages qui explosent en chansons à tout bout de champ ? Pourquoi te sens-tu obligé de nous refaire le coup de dégonflé de Chicago, celui des numéros musicaux qui ne sont que des projections de l’imagination de ton protagoniste? Pour ne pas offenser les fans de Ken Loach ? Ouf, on est rassurés, ils ne chantent pas vraiment, l’hyperréalisme est sauf. Je t’accorde que ça a du sens sur le papier, vu que Guido est un cinéaste, donc un créateur. Le problème, c’est que ton montage alterné syncopé sur chaque numéro musical – d’un coté, la réalité, de l’autre, la projection- non seulement c’est répétitif, mais en plus, ça devient vite insupportablement frustrant: les tableaux musicaux sont tronqués par tes coupes incessantes, tandis que la réalité reste insaisissable. D’autant que ce bon vieux Guido, tout grand cinéaste qu’il est, semble manquer furieusement d’imagination: en gros, tout ce qui se passe dans sa tête, ça a lieu dans le même décor ? Un décor certes habillé différemment selon les occasions, mais un décor unique ? Autant te dire qu’au bout de douze chansons, le même putain de studio vide, ça finit par lasser, voir étouffer.
Au bout du compte, ton Nine est à 8 1/2 ce que le personnage de Kate Hudson est à Guido Contini: une admiratrice un peu dinde, éblouie par le style, le glamour -en bref, la surface- d’un cinéma auquel elle ne comprend finalement pas grand chose.